Dans les dernières années, plusieurs projets de recherche se sont intéressés aux expériences de consommation de substances psychoactives chez les personnes issues de la diversité sexuelle et de genre. La chaire de recherche du Canada TRADIS de l’école de travail social de l’UQAM et le laboratoire de recherche Qollab de l’École de santé publique de l’UdeM ont chacun mené des études portant respectivement sur la consommation d’alcool et la consommation de cannabis chez les jeunes queers et trans. Nos équipes ont constaté des résultats similaires, soit qu’il existe une interaction entre la consommation d’alcool et de cannabis et les expériences vécues de dysphorie (inconfort)1 ou d’euphorie de genre. Les témoignages présentés dans cet article de vulgarisation scientifique proviennent directement des entrevues menées auprès de jeunes trans et non-binaires. Quant aux constats de recherche qui en sont dégagés, ils s’appuient en partie sur les articles scientifiques produits à la suite des deux projets2,3.
Le projet Alcool et diversité mené par la Chaire de recherche du Canada TRADIS
Dans le cadre de ce projet de recherche, des jeunes adultes queers et trans ont été interviewés dans l’objectif de comprendre le rôle de l’alcool dans leur trajectoire de vie2. Les résultats obtenus ont permis de percevoir la consommation d’alcool comme un moyen de réduire certains sentiments négatifs, notamment l’insatisfaction vis-à-vis de son corps.
L’alcool pour « sortir de son corps »
Que ce soit dans des contextes de relations intimes ou sexuelles, ou simplement dans leur quotidien, plusieurs personnes trans et non-binaires ayant participé à l’étude ont témoigné d’une diminution temporaire de leur inconfort lié au genre, notamment grâce aux effets relaxants et euphorisants de l’alcool. En tant que dépresseur du système nerveux central, l’alcool agit autant sur le plan psychologique que physique, pouvant provoquer une sensation décrite comme celle de « ne plus sentir son corps ».
Pauline et Vandy4 nous ont tous·tes les deux raconté vivre ce sentiment d’échapper à son corps lorsqu’iels consomment de l’alcool :
– Pauline, femme trans, 26 ans.
– Vandy, homme trans, 24 ans.
Qu’il soit utilisé de manière intentionnelle ou non, l’alcool permet à certaines personnes trans et non-binaires de réduire les sentiments négatifs et les pensées intrusives qu’elles ont vis-à-vis de leur corps2.
L’alcool pour faciliter l’intimité
Ne pas se sentir bien dans son corps peut générer de l’anxiété et de l’inconfort dans des contextes d’intimité et de sexualité. Consommer de l’alcool permettait à certain·es participant·es de se sentir plus à l’aise pour initier des rapports sexuels ou des moments d’intimité avec leur(s) partenaire(s). C’est ce que Josh et Vandy nous ont expliqué lors de nos discussions :
« Si tu as envie de faire l'amour, mais que tu ne te sens pas bien dans ton corps parce que tu es sobre, et que tu penses beaucoup à ton corps, donc tu te sens mal. Avec l'alcool, tu n’es pas vraiment conscient de ton corps ni de la détresse que tu vis avec ton corps, donc tu as plus de courage de faire l'amour. »
– Josh, homme trans, 23 ans.
« Avant, je consommais beaucoup avant de rentrer dans une relation intime, justement parce que j'étais dysphorique. […] [Actuellement], c’est ma première relation avec une personne trans, et ça me fait me sentir bien. Je n’ai pas besoin d’expliquer les choses que je devrais expliquer à une personne cis. Je me sens confortable d’exprimer mon côté masculin ou mon côté féminin, peu importe. Je bois moins parce que je n’ai plus besoin de sortir de mon corps. »
– Vandy, homme trans de 24 ans.
Vandy mentionnait également que sa consommation d’alcool a diminué pendant sa transition de genre, ce qui était le cas pour d’autres participant·es. Le processus d’affirmation ou de transition de genre a souvent l’effet de réduire la consommation d’alcool, puisque le besoin de « sortir de son corps » peut diminuer grâce à la transition2.
Performer le genre dans sa consommation d’alcool
La consommation d’alcool peut également être un moyen pour renforcer son identification à un genre5. En effet, les pratiques de consommation peuvent être genrées6. Ces stéréotypes de genre suggèrent que la bière, les alcools forts et une plus grande consommation d’alcool sont davantage associés à la masculinité. Les cocktails, les boissons sucrées et la consommation modérée d’alcool sont quant à eux plutôt associés à la féminité7. Nous avons constaté chez certain·es participant·es une modulation de leur consommation d’alcool en fonction du genre auquel iels s’identifiaient à différents moments de leur parcours identitaire2.
C’est le cas de Louna, une personne non-binaire transféminine, qui nous a expliqué que sa consommation d’alcool variait en fonction de sa position sur le spectre de genre, allant du masculin au féminin :
« Ma consommation d'alcool, elle était vachement liée à où je me situais sur le spectre du masculin et du féminin. C’est-à-dire que, quand je me situais sur le spectre du masculin, je consommais beaucoup, parce que c'était lié à une performance de la masculinité, indirectement. Tandis que, quand j'ai commencé à me rapprocher du féminin, en faisant mon coming out gai, en incarnant le twinkness et tout, je ne consommais plus [d’alcool]. Et ça, ça va vachement aussi dans la façon dont moi j'avais intégré l'imaginaire genré de nos sociétés : le masculin est très impulsif, très dans le non-contrôle, alors que le féminin est très dans la restriction et le contrôle. Et ça se retrouve autant dans mon parcours avec l'alimentation qu'avec l'alcool ou la drogue. »
– Louna, personne non-binaire transféminine, 25 ans.
Ainsi, si la consommation d’alcool est surtout motivée par un désir de se dissocier de son corps, elle peut aussi servir à l’exploration de son identité de genre et parfois même, à affirmer son expression de genre2.
Le projet Cannapix mené par le laboratoire de recherche Qollab
Cannapix est un projet de recherche en deux volets qui explore la consommation de cannabis chez les jeunes queers et trans. Le premier volet utilisait la méthodologie du photovoix : 45 jeunes ont été invité·es à prendre des photos qui illustrent leur rapport au cannabis, à la santé mentale et à leur identité queer3. Le second volet a, pour sa part, mobilisé le cellphilm : 31 jeunes ont créé des courtes vidéos qui présentent leurs stratégies de réduction des méfaits liés au cannabis.
Le cannabis comme outil d’exploration de genre
Plusieurs participant·es trans et non-binaires ont décrit le cannabis comme un outil qui leur permet d’atténuer, le temps d’un moment, le poids des normes hétéro- et cisnormatives. Pour ces participant·es, le cannabis ouvre un espace de liberté propice à la remise en question des normes de genre, à l’exploration du genre et à la reconnexion aux sensations corporelles positives.
Pour certain·es, le cannabis permet d’explorer leur identité de genre dans des moments d’intimité ou de sexualité, parfois même à travers des jeux de rôle. En réduisant l’anxiété associé au regard des autres, le cannabis peut rendre possible des expériences d’exploration du genre et de la sexualité plus libres. Dans certains cas, ces expériences peuvent s’accompagner de changements dans l’apparence ou dans le style vestimentaire. C’est ce que Lane illustre dans son témoignage :
– Lane, personne non-binaire, 19 ans.
Photographie issue de l'exposition virtuel Cannapix - Photovoix
Lucy nous a également fait part de ses sentiments vis-à-vis de son reflet dans le miroir lorsqu’iel consomme du cannabis :
– Lucy, personne non-binaire, 24 ans.
Photographie issue de l'exposition virtuel Cannapix - Photovoix
Sacha, une personne participante du volet cellphilm qui s’identifie comme trans non-binaire, nous a également partagé vivre des moments d’euphorie de genre lorsqu’iel consomme du cannabis. Le high ressenti lorsqu’iel consomme lui permet de se reconnecter à son corps et de prendre le temps d’explorer son identité et son expression de genre. Iel nous a confié :
« Quand je consomme, ça me fait du bien […] ça ramène ma non-binarité et des moments d’euphorie, […] et ça m’aide beaucoup. […] Le drag king/drag queen […] me permet un peu plus d’explorer la non-binarité, de m’habiller et de danser, enfin tu vois le genre… Ça me met un peu dans des moments de high et [ça me rend] un peu euphorique aussi. [Dans ces moments-là, je me] prends en photos et en vidéos. Donc dans des petits moments où j’ai un peu de dysphorie, je regarde ces photos et vidéos, et ça me fait du bien, quoi! Je me dis : « Ah oui, là t’es beau! » »
– Sacha, personne non-binaire, 23 ans
Si les effets du cannabis peuvent permettre des moments d’euphorie de genre, ils ne sont pas vécus de la même façon par tous·tes. Certain·es ont mentionné qu’ils pouvaient aussi amplifier des sentiments de confusion ou d’instabilité identitaire. C’est le cas de Raf, un·e participant·e du volet photovoix qui a mentionné :
« Il y a toute cette brume identitaire de « qui suis-je » et de comment je me présente aux autres… Alors je ne peux pas fumer pendant un moment, parce que cette brume revient et me rend encore plus perdu·e. »
– Raf, femme cisgenre, 24 ans.
Ces expériences mettent en lumière la complexité de l’usage de cannabis chez les jeunes queers et trans, en particulier dans les parcours d’exploration de genre. Leurs récits permettent de mieux comprendre comment cette substance peut dans certains contextes soutenir des processus de réflexion, d’émancipation ou d’exploration identitaire.
Cannabis et santé mentale
Plusieurs participant·es ont souligné les effets positifs du cannabis sur leur santé mentale, notamment à certains moments clés de leur trajectoire3. Un participant du volet cellphilm nous a confié que le cannabis avait occupé une place significative dans sa vie durant une période difficile, au début de sa transition de genre, période souvent marquée par l’inconfort lié au genre.
« Je suis une personne trans, fait que, quand j’ai essayé de me découvrir, là, ça allait mal. Fait que je me suis tourné vers la consommation pour un peu apaiser tout ce qui se passait. Puis, ça m’a aidé, dans le sens que j’aurais pu faire des choses que j’aurais pu regretter si je n’avais pas eu le cannabis. »
– Eliott, homme trans, 24 ans.
Le cannabis peut ainsi agir comme une bouée de sauvetage dans les périodes difficiles et constituer un outil pour mieux composer avec sa santé mentale et l’inconfort lié au genre.
Tout comme Vandy, participant au projet Alcool et diversité, depuis qu’Eliott se sent en paix avec son identité de genre et avec lui-même, sa consommation de cannabis a fortement diminué.
Conclusion
Ces différents témoignages mettent en lumière un lien important entre la consommation de cannabis, d’alcool et l’expérience du genre. Le cannabis et l’alcool, tous deux des produits psychoactifs, peuvent jouer un rôle significatif dans la trajectoire de vie des jeunes queers et trans. En effet, la consommation peut servir à apaiser temporairement le sentiment de dysphorie de genre ou l’inconfort lié au genre. En permettant de « sortir de son corps », elle peut faciliter l’exploration et l’expérimentation du genre. Dans certains cas, elle peut permettre de s’affirmer, ou même servir de soutien psychologique dans des moments difficiles.
Ces résultats soulignent l’importance de s’intéresser davantage à la consommation de substances psychoactives (cannabis, alcool, et autres) chez les personnes trans et non-binaires. Mieux saisir le rôle que joue la consommation dans leur trajectoire de vie pourrait permettre d’offrir des interventions plus sensibles et adaptées à leurs réalités, tant au niveau de la transition de genre que de la consommation de substances psychoactives.
Pour en savoir plus sur le sujet et pour connaître les autres résultats issus de ces projets de recherche, lisez les articles scientifiques (en anglais) du projet Alcool et diversité ainsi que celui sur le projet Cannapix.